Le choix de François : "Celui qui veille" de Louise Erdrich

Le choix de François : "Celui qui veille" de Louise Erdrich

Celui qui veille de Louise Erdrich

Louise Erdrich est une femme de lettres amérindienne active depuis environ une quarantaine d’années.
Elle appartient à une lignée de gens de lettres, deux de ses frères et sœurs s’adonnant également à la littérature. Si vous n’avez pas encore côtoyé ses œuvres, avec « Celui qui veille », son dernier roman, paru en 2020 aux Etats-Unis, traduit en 2022 en France, peut-être est-ce enfin le moment de la découvrir à travers cette œuvre qui lui a valu le prix Pulitzer en 2021.
Précisons d’emblée qu’au titre original « The Night Watchman », la traductrice a substitué la périphrase « Celui qui veille », une formulation indiquant au lecteur que le personnage principal ne se contente pas d’être un simple veilleur de nuit qui effectue les rondes prescrites par sa fiche de tâche dans l’usine voisine du Ministère de la Défense. L’autrice investit son héros de la mission de veiller sur l’ensemble de sa communauté des Chippewas de Turtle Mountain dans le Dakota du Nord au moment où l’existence de celle-ci est directement menacée.
Plus symboliquement, on peut reconnaître en lui l’un des représentants sur Terre « des esprits des morts qui veillent sur la tribu ».

L’action se situe en 1953. Le congrès américain adopte la « Résolution 108 » visant à « en finir » - pour ce faire, on crée le néologisme « termination » - avec toutes les tribus amérindiennes des Etats-Unis. Cette résolution a pour effet de rendre caducs les Traités précédemment conclus avec ces Nations. Thomas Wazhashk, veilleur de nuit à l’usine de pierres d’horlogerie de Turtle Mountain – personnage inspiré du grand-père de l’autrice – déploie tous ses efforts pour mobiliser les énergies et faire entendre la voix de sa communauté, y compris en envoyant une délégation à Washington, pour éviter la dépossession que ce texte législatif entraînerait.
Le roman retrace le combat mené sous la houlette de Thomas. En toile de fond, par petites touches, l’autrice décrit la vie quotidienne de la tribu. La cellule familiale, son organisation, l’intérieur des maisons, les objets confectionnés avec les moyens du bord, ceux que la forêt, la rivière, le lac, les champs environnants, la faune et la flore locales fournissent gratuitement lorsqu’on sait en tirer le meilleur profit, mais également le cercle des amis et amies, les intrigues amoureuses qui se nouent, les relations commerciales, la vie sociale, les croyances, les rites, les compétitions sportives. Pour financer le déplacement d’une délégation indienne dans la capitale fédérale afin de participer aux auditions sur la Résolution 108, par exemple, est organisé un combat de boxe entre un Indien et un Blanc.
S’interrogeant sur ce qui constitue l’identité indienne, chacun se pose la question de savoir s’il vaut mieux rester vivre avec les siens au sein de la réserve ou bien tenter l’aventure dans les grandes villes de la région. Ainsi Véra, qui échoue à Minneapolis Saint-Paul, la métropole du Minnesota, tombée dans les filets de la pègre locale et réduite en esclavage par celle-ci. C’est à travers le regard de sa sœur, partie à sa recherche, que le lecteur découvre la cruauté du sort réservé aux Indiennes piégées dans le milieu interlope.
Inversement, de façon moins tragique, on peut mesurer la difficulté éprouvée par l’enseignant blanc qui a fait le choix de venir exercer dans une tribu indienne, pour se situer dans une société dont il reste, en tout état de cause, étranger par le sang.
Dans sa lutte, Thomas identifie le promoteur de la Résolution 108 : le sénateur Arthur A. Watkins, un pur mormon issu de l’Utah, à la tête d’une propriété établie sur des terres volées à des Indiens. Un homme hautain, « qui, lors des auditions sur la termination, dégageait apparemment un air de rectitude morale presque terrifiant » et « hurlait d’une voix nasillarde ». Sur le terrain, les Mormons ont aussi dépêché un binôme chargé de recruter de nouveaux adeptes de leur religion.
Derrière l’ironie avec laquelle ces deux envoyés sont dépeints, on ne peut manquer de déceler la nature totalitaire du fonctionnement de cette cellule qui a parfaitement intégré la délation comme mode de résolution d’un problème. Comme elle le confesse dans l’épilogue, l’autrice a écrit ce livre pour « sauver la termination de l’oubli ». Pour ce faire, elle a utilisé de nombreux documents (lettres, PV de réunions, notes manuscrites, etc), grâce auxquels le roman fourmille de détails, d’anecdotes et de traits d’humour.
Pour le lecteur, c’est l’occasion de visiter une galerie de portraits variés et bien vivants, de découvrirdes personnages attachants et de s’interroger sur leur destin dans l’Amérique d’aujourd’hui.

Texte de François Pellerin