Le Choix de François : Le soldat désaccordé de Gilles Marchand
Peut-être étions-nous trop concentrés sur l’automne et la cohue habituelle des rentrées littéraires pour ne pas avoir prêté l’attention qu’il mérite à ce « Soldat désaccordé » de Gilles Marchand, pourtant auréolé du prix des libraires 2023, décerné, il est vrai, hors-saison, dans le lointain mois de mai.
A l’heure où notre continent semble redécouvrir la guerre que l’on croyait aussi définitivement abolie que nos aïeux qui avaient espéré avoir livré « la der des der », le narrateur pose d’emblée le décor dans lequel va s’inscrire son propos avec cet incipit : « Je n’étais pas parti la fleur au fusil ».
Blessé dès 1914, amputé d’une main, balloté de 1915 à 1918 par les soubresauts du conflit, il en arrive à la conclusion, à l’issue des hostilités, qu’avec une main en moins, il est impossible deretrouver sa vie d’avant.
Dès lors, il se consacre à la recherche des disparus, des oubliés, à la réhabilitation des fusillés « pour l’exemple ». En 1925, il est contacté par Jeanne Joplain, bourgeoise parisienne, qui le charge de retrouver la trace de son fils Emile dont elle a cessé de recevoir des nouvelles en 1916. Il se lance dans une enquête auprès de ceux qui ont croisé ou entendu parler de ce soldat.
Face aux réticents, il brandit son infirmité, sésame aux yeux des survivants convaincus de l’impossibilité d’être crus par ceux qui n’ont pas connus l’indicible. Ses recherches entraînent le lecteur dans une galerie de portraits - l’officier en retraite devenu sourd, des compagnons de tranchées, un brancardier reconverti au fil des pages en archiviste et comptable de l’horreur, un médecin militaire s’enorgueillissant de ses trouvailles lui ayant permis de débusquer les simulateurs qui tentaient d’échapper à l’enfer du front et de les y avoir promptement réexpédiés, le rabbin (en qui les agonisants ont bien voulu voir un prêtre ou un pasteur) pour lui confier leur âme avant d’expirer, un correspondant canadien évoquant la présence d’Amérindiens sur le sol européen ou une témoin allemande entraperçue au gré des caprices des événements. A travers ce parcours, au cours duquel sont évoqués des noms célèbres (Apollinaire, Péguy),
on mesure jusqu’à quel point cette guerre a concerné les Français dans leur diversité, intellectuels, bourgeois, paysans, ouvriers, employés.
L’enquête entraîne le narrateur jusqu’en Alsace, allemande depuis quarante- quatre ans au moment du déclenchement de la guerre, où les destins individuels de ses habitants apparaissent soudain plus complexes que ce que l’Histoire nous a enseigné, peut-être de façon trop naïve et simpliste.
Dans son récit, le narrateur tresse deux histoires d’amour, tragiques chacune à sa façon, la sienne avec sa bien- aimée qu’il n’a retrouvée qu’à l’issue des quatre années de conflit et celle des deux êtres (Emile et Lucie) que le sentiment de classe de la mère d’Emile et la guerre auront séparés.
Dans le tourbillon de ces histoires et de ces parcours invraisemblables comme seule la guerre sait en dessiner, nous apprenons qu’Emile n’a cessé de se réfugier dans l’écriture, des lettres qu’il destinait à Lucie (que sont-elles devenues dans le maelström des événements ?) et de poèmes, une sphère dans laquelle pourrait encore subsister quelques lambeaux d’humanité.
Au moment où la France s’enfonce progressivement vers une nouvelle guerre, notre enquêteur réalise que finalement, de cette guerre qui ne sera pas la « der des der », il n’en est jamais sorti.
Texte de François Pellerin
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